En guise d'introduction j'aimerais rappeler que, comme pour presque tous les produits échangés dans notre société, les producteurs de spectacles sont à la merci des distributeurs, tout comme dans l'alimentaire, par exemple. De grands distributeurs et leur fonctionnement en réseau (ou en chaînes) décident de ce qui sera un produit à succès, calibrent les bons spectacles comme les bons fruits sont calibrés. Et de ce fait écartent pour des raisons commerciales tout ce qui sort du cadre.
Mme Françoise Benhamou, lors de sa conférence, a mis en évidence un concept économique qui peut servir d'appui à une analyse plus pointue du phénomène : la longue traîne.
La longue traîne est le fait de vendre un très grand nombre de produits différenciés en petites quantités (partie jaune du schéma), en opposition aux produits phares, vendus en énormes quantités (partie verte). Mme Benhamou expliquait que dans le monde des éditeurs, la longue traîne représente l'avenir, les jeunes pousses, la recherche, et que sa production est financée par les gros succès commerciaux.
Une grande partie de la discussion de la journée de la culture 2019 de Fribourg a tourné autour de cette longue traîne, avec la question : faut-il continuer à produire autant de spectacles, alors que les conditions de vie des producteurs se dégradent et que les fonds publics semblent avoir atteint leurs limites financières. La discussion a été rattachée à la durabilité par je ne sais quel mécanisme secret.
L'ensemble mérite donc qu'on reprenne la réflexion à la base. Le développement durable est la pratique d'activités qui satisfassent à 4 analyses croisées : l'activité est-elle viable économiquement, est-elle favorable à l'environnement, est-elle socialement justifiable, est-elle culturellement enrichissante. De ce point de vue il est aussi absurde de s'interroger sur la durabilité de la culture que sur la durabilité de l'environnement. C'est bien plutôt sur l'apport de la culture au développement durable que nous aurions du nous interroger, comme l'a très justement souligné Julien Friderici dans son exposé.
Qu'apporte donc la culture au développement durable? Sa principale valeur est la médiation : la culture développe des discours qui peuvent toucher au cœur les individus et les aider à modifier leurs comportements. C'est pourquoi tout projet de développement durable doit comporter une facette culturelle, une ouverture au monde. De plus la culture partagée et pratiquée apporte de par son fonctionnement même des expériences irremplaçables de créativité et de résilience, consolidant les individus autant que le lien social dont chacun se plaint qu'il tend à s'étioler.
Arrivés à ce point il est intéressant d'observer que la LONGUE TRAINE de la culture, tous ces petits projets qui se vendent peu, réalisés avec peu de moyens, dans un milieu social complice, intégrés dans des réseau porteurs, tous ces produits de niche sont beaucoup plus favorables au développement durable que les grosses productions intégrées, distribués de manière uniforme dans l'Europe entière par les grosses structures commerciales dites culturelles.
Or de cela nous n'avons pas parlé lors de la journée de la Culture en terre fribourgeoise. Comme si l'exemple agricole, si proche pourtant, ne nous servait à rien. Nous savons tous ici que les producteurs écologiques locaux survivent grâce au marché dans la rue, c'est à dire à un accès non médiatisé au public, à cette possibilité extraordinaire en plein vingt et unième siècle que le consommateur se retrouve face à face avec le producteur.
Au lieu de cela nous avons pleurniché longtemps sur la prétendue trop forte production des créateurs suisse. Le jour même où le patron des CFF annonçait qu'il allait demander 11 milliards de francs aux chambres (en fait il en a obtenu 13!!!), certains estiment qu'en terme de culture il est temps de réduire la voilure. En passant au rythme d'un train chaque 30 minutes, les CFF sont certains de ne pas assécher le marché, mais de le développer, et cela sans baisser les prix. Un fabricant de fenêtres qui verrait sa production se vendre trop peu chercherait-il de nouveaux clients, ou licencierait-il? La production culturelle locale n'est pas assez nombreuse, et elle ne s'exporte pas assez. La Suisse peut faire davantage et mieux, pour ses créateurs et pour elle-même. Pourquoi-donc sommes-nous entrain de nous autoflageller?
D'où viendrait donc ce prétendu malaise? Le problème est que les producteurs comme les distributeurs dépendent de l'argent public. En terme d'audience, de visibilité, de retombées électorales, il est risqué de se fâcher avec un gros distributeur. Economiser de ce côté-là semble donc exclu, et en conséquence les autorités continuent à viser l'excellence artistiques et l'audimat comme des preuves indéniables de la réussite d'un projet culturel. Mais une société durable à besoin de pousses inattendues croissant à l'ombre des grands arbres, elle a besoin d'expériences saugrenues, elle a besoin de créativité et de projet loupés, elle a besoin de résilience. Il nous faut sortir de la logique des vainqueurs, entrer des le monde des insectes, accepter que beaucoup de choses se perdent, parce qu'ainsi est la vie. Le malaise est du côté du porte monnaie des financeurs, et la responsabilité du choix leur incombe entièrement. Ils commettraient une erreur lourde de conséquences et pour de nombreuses années en coupant leur aide à la production des spectacles de niche. Cela diminuerait à coup sûr ce qui est l'apport le plus grand de la culture au développement durable : sa diversité.
Pierre-Alain Rolle